Canada - La vie de pacha au parlement

05/07/2008

Chaque jour, depuis 21 ans, René Chartrand se rend dans son petit sanctuaire pour nourrir la douzaine de félins qui y ont élu domicile depuis quelques générations déjà


Hélène Buzzetti
Édition du samedi 05 et du dimanche 06 juillet 2008


Ottawa -- Dans un univers de protocole, d'étiquette et de rectitude, ce refuge animalier ne peut que détonner. Blotti sous les arbres, derrière la clôture de fer forgé marquant la fin de la colline parlementaire et le début officiel de la falaise qu'elle surplombe, un assemblage de cabanes vieillottes rose délavé sert de sanctuaire à des chats errants. Et de refuge à leur bienfaiteur de 86 ans, René Chartrand.

Les chats du parlement d'Ottawa ont fait le tour du monde. Au moins trois séries télévisées parlant des bêtes ont présenté le phénomène (Working Animals, Animal Magnetism et Life's Animal Miracles), et certaines ont été diffusées aussi loin qu'au Japon, en Suède et en Nouvelle-Zélande. Alors tout naturellement, quand les touristes visitent la colline du parlement, ils ne manquent pas d'aller caresser les populaires félins errants.

Le sanctuaire des chats abrite une douzaine de minets. À eux s'ajoutent de gourmandes marmottes, des écureuils, des ratons-laveurs et des oiseaux sauvages attirés par l'odeur de la nourriture. Chaque jour depuis maintenant 21 ans, René Chartrand se rend sur la colline nourrir les bêtes. Beau temps, mauvais temps, le vieil homme enjambe la clôture de fer forgé (étant considérée comme patrimoniale, pas question d'y tailler une porte) et sert à «ses» animaux de la moulée et de la pâtée. Leur généreux tour de taille témoigne de son assiduité...

Personne n'arrive à dire avec certitude d'où viennent ces chats. Certaines versions font remonter leur origine au colonel John By, qui les aurait amenés avec lui en 1826 lors de la construction du canal portant son nom. Tous s'entendent par contre pour dire que, comme dans plusieurs autres édifices publics au début du siècle dernier, le parlement disposait de sa cohorte de chats errants pour chasser la vermine. Elle a cessé d'être mise à contribution en 1955, quand les autorités lui ont préféré les pesticides chimiques. Les animaux ont été nourris ici et là par quelques âmes charitables, mais c'est dans les années 1970 qu'Irène Desormeaux a commencé à s'en occuper de manière plus systématique là où s'érige aujourd'hui le sanctuaire.

«C'était une vraie "cat lady", un peu excentrique et pas très agréable avec les gens. Elle travaillait toujours seule», raconte Brian Caines. Aujourd'hui à la retraite, M. Caines a fondé un réseau de soutien informel pour donner un coup de main au vieillissant René Chartrand.

Car il ne suffit pas de nourrir les animaux. Pour éviter qu'ils ne se reproduisent, chaque chat est désormais stérilisé. L'hôpital vétérinaire Alta Vista le fait à titre gracieux, tout comme il vaccine gratuitement les animaux à l'automne. Brian Caines assure les liens avec l'hôpital, la compagnie d'aliments Purina et les autres. La nourriture coûte environ 6000 $ par an, que les dons des touristes permettent de payer en entier.

Selon M. Caines, Irène Desormeaux et René Chartrand habitaient dans le même édifice. Lorsqu'Irène est tombée malade, il a accepté de s'occuper des chats en attendant sa rémission. Ce jour n'est jamais venu. Mme Desormeaux est morte en 1987 et M. Chartrand poursuit sa mission depuis.

Le sympathique bonhomme un peu dur d'oreille n'est plus très bavard. Pourquoi faites-vous encore cela, M. Chartrand? «Vous, est-ce que vous mangez? Eux aussi», lance-t-il sur le ton de l'évidence. Sa mémoire s'est figée dans le temps. Demandez-lui combien de chats il accueille dans son sanctuaire et toujours il répondra 28. Même si dans les faits, ils sont moitié moins nombreux. «Ils étaient une trentaine dans les années 1970, mais ils ne sont plus qu'une douzaine maintenant, admet Brian Caines. Mais René continue à dire 28! Il y a eu une grosse période où ils se reproduisaient, mais ce n'est plus le cas, alors la colonie diminue. Il y a encore des additions parce que les gens y abandonnent leurs chats, mais un jour, il n'y en aura plus.»

Le sanctuaire souffre en effet de sa popularité. Certains propriétaires le considèrent à tort comme une solution pratique pour se débarrasser d'un animal devenu encombrant. «C'est une colonie restreinte qui n'est pas nécessairement ouverte aux autres, explique M. Caines. Souvent, les animaux abandonnés ne trouvent pas le sanctuaire. Ils se perdent et meurent de faim. La vie des chats sur la colline est agréable l'été, avec tous les touristes, mais l'hiver, c'est très difficile. Les vents qui montent de la rivière sont quelque chose.»

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René Chartrand saura toujours vous faire rire un peu. Si on lui demande son âge, il nous met au défi de deviner. Il ôte sa casquette rouge et vous lance dans un large sourire «J'ai pas mis mes "curls"!», en feignant de se replacer les mèches. Il se rend tous les jours au sanctuaire aux environs de 14h. Tout juste à l'arrière de l'édifice du centre du parlement, à Ottawa.