Parmi les quatre expéditions majeures menées en Antarctique par la Grande-Bretagne entre 1839 et 1922, la dernière, qui eut lieu de 1914 à 1917, demeure sans aucun doute la plus célèbre. En effet, ses membres firent naufrage, mais parvinrent à survivre pendant 22 mois à des milliers de kilomètres de toute civilisation avant d’être finalement tous secourus. Mrs. Chippy, un chat qui participait lui aussi à cette expédition, n’eut cependant pas cette chance.
Sa présence au sein de l’équipage ne devait rien au hasard : jusqu’au 20ème siècle, il était courant de trouver des chats sur les navires. Ils jouaient en effet un rôle décisif pour limiter la propagation des rongeurs à bord : cela permettait non seulement de protéger les rations de nourriture, mais aussi d’éviter que des maladies ne prolifèrent.
L’Endurance, le bateau utilisé lors de cette expédition par l’explorateur Ernest Shackleton (1874-1922) et son équipage, ne faisait pas exception à la règle. On trouvait en effet à bord un gros chat tigré qui avait été recueilli par Harry « Chippy » McNish (1874-1930), le charpentier de l’expédition.
L’animal appréciait tellement la compagnie de son propriétaire qu’il ne le quittait pas d’une semelle. L’équipage se mit alors à l’appeler « Mrs. Chippy », comme si les deux compères étaient mariés. En réalité, il aurait pourtant fallu l’appeler « Mr. Chippy » : on découvrit en effet au bout d’un mois qu’il s’agissait d’un mâle et non d’une femelle. Toutefois, son surnom était déjà tellement ancré dans les esprits qu’on continua de l’appeler ainsi.
Chippy s’avéra en tout cas être un piètre matelot. Selon Thomas Orde-Lees (1877-1958), l’un des membres de l’expédition, il manqua même de se noyer un soir de septembre 1914, en sautant à travers un hublot. Heureusement pour lui, Hubert Hudson (1886-1942), l’officier qui était de garde à ce moment-là, entendit le petit chaton miauler et fit faire demi-tour au navire pour le secourir. Chippy passa au moins 10 minutes dans l’eau froide, mais s’en sortit indemne.
S’il survécut ce jour-là, il ne revit en revanche jamais son Angleterre natale. Un an après cet incident, l’Endurance fut pris dans les glaces de l’Antarctique, et l’équipage se retrouva dans l’incapacité de poursuivre l’aventure. Shackleton ordonna alors qu’on abatte le chat ainsi que les trois chiots présents à bord du navire. Il jugeait en effet improbable que ces animaux puissent survivre aux rudes conditions du Continent blanc et préféra mettre fin à leurs jours plutôt que d’utiliser les précieuses ressources de l’équipage pour les maintenir en vie.
McNish ne pardonna jamais cet acte à Shackleton : selon lui, Chippy aurait pu survivre au reste du voyage. Il est néanmoins permis d’en douter : les conditions que connut l’équipage par la suite jusqu’à ce qu’ils soient secourus le 30 août 1916 se seraient avérées particulièrement éprouvantes pour un chat. En effet, la pression croissante des glaces finit par avoir raison de l’Endurance : celui-ci sombra en novembre 1915, forçant Shackleton et son équipage à établir un camp de fortune sur la banquise.
Ils parvinrent à survivre grâce à leurs maigres rations et en chassant le phoque et le manchot. Lorsque la banquise finit par se briser en avril 1916, ils embarquèrent dans les trois seuls canots de sauvetage qu’ils avaient pu récupérer avant le naufrage et effectuèrent une périlleuse traversée pour attendre l’île de l’Eléphant, un lieu désolé aux conditions de vie particulièrement difficiles.
Un mois plus tard, Shackleton prit cinq hommes avec lui dans un canot et parcourut 1300 km dans des eaux tumultueuses pour atteindre la Géorgie du Sud. De là, ils durent traverser à pied les montagnes et les glaciers non cartographiés de cette île pour rejoindre une station baleinière à Stromness afin de trouver un navire pour retourner sauver les 22 hommes restés sur l’île de l’Eléphant. Ces derniers y passèrent quatre mois, sans savoir si leur capitaine avait accompli sa mission. Grâce aux décisions de Shackleton, Chippy et les chiots furent les uniques pertes subies durant cette expédition.
McNish mourut en 1930 et fut enterré dans le cimetière de Karori, à Wellington (Nouvelle-Zélande). Contrairement à la majorité des membres de l’expédition, il ne reçut jamais (que ce soit de son vivant ou à titre posthume) la prestigieuse Polar Medal (médaille polaire), décernée par le souverain du Royaume-Uni aux aventuriers ayant participé à des expéditions difficiles. En effet, il avait pris part durant le voyage à une rébellion dont on ne sait rien, puisque Shackleton refusa de l’évoquer dans son compte-rendu officiel. Il se contenta d’écrire dans son journal personnel que tout le monde travaillait bien à l’exception du charpentier, et qu’il ne risquait pas d’oublier son comportement après que l’Endurance se retrouva prisonnier des glaces. Il parla même officiellement d’insubordination dans des écrits consignés en décembre 1915 au journal de bord, mais finit par rayer cette mention par la suite, en se disant impressionné par son courage et sa détermination lors de la traversée en mer jusqu’à l’île de l’Eléphant. Malgré cela, il refusa de le recommander pour cette médaille. Alexander Macklin (1889-1967), un des deux médecins qui participèrent à l’expédition, décrivit cette décision comme une grave injustice.
En 2004, une statue en bronze de Mrs. Chippy fut érigée à côté de la tombe d’Harry McNish. Son petit-fils, Tom McNish, déclara alors que ce symbole aurait sans doute eu plus de valeur à ses yeux qu’une quelconque médaille.