
S’il est aujourd’hui banal de croiser un chat dans un parc ou au détour d’une ruelle dans n’importe quel pays d’Europe, il y est longtemps resté aussi rare que les éléphants ou les tigres.
En effet, cet animal originaire d’Égypte et du Proche-Orient ne gagne l’Europe qu’à partir de l’Antiquité. Il y met toutefois beaucoup de temps à trouver sa place auprès des humains : pour lutter contre les rongeurs, et contrairement à ce qui se passe dans ses terres d’origine, les populations lui préfèrent alors d’autres prédateurs comme la belette ou même le serpent.
Quoi qu’il en soit, on peut dire qu’en quelque sorte il y a vécu plusieurs vies, entre culte, crainte et réhabilitation.
Comment les chats furent-ils introduits en Europe ? Pourquoi y furent-ils diabolisés par l’Église au Moyen Âge ?
Eux qui furent tantôt vénérés, tantôt persécutés, comment leur image a-t-elle évolué au fil des siècles ?
Les chats domestiques descendent des chats sauvages d’Afrique (Felis lybica), une espèce vivant dans les zones arides du Proche-Orient et de la vallée du Nil. Dès le Néolithique, des premiers contacts s’établissent entre ces derniers et les humains : attirés par les réserves de grains et les rongeurs qui y pullulent, certains d’entre eux s’approchent des habitations, amorçant progressivement une cohabitation bénéfique pour les deux espèces.
C’est en Égypte que cette cohabitation se transforme peu à peu en véritable domestication. À partir du milieu du 3ème millénaire avant J.-C., les chats s’imposent comme des animaux appréciés, intégrant les foyers et figurant sur les peintures murales qui ornent les chambres funéraires.
D’Égypte, les chats finissent par atteindre les rivages de la Grèce et de la péninsule italienne dès le milieu du premier millénaire avant J.-C. Leur arrivée est sans doute rendue possible par les marchands minoens de Crète et phéniciens, qui commercent beaucoup avec les Égyptiens.
Des représentations de chats datées des alentours de 1600 avant J.-C. permettent en effet d’attester que cet animal est familier dans la civilisation minoenne (qui voit le jour en Crète et à Santorin, mais se développe vraisemblablement aussi jusqu’au sud de la Grèce).
Cependant, de manière générale, les chats demeurent rares dans Europe méditerranéenne pendant l’Antiquité. Par exemple, pour chasser les rongeurs et protéger les greniers, les Grecs ont plutôt recours aux belettes.
Les choses changent à partir du 4ème siècle avant J.-C, lorsque les Romains se mettent à les utiliser comme souriciers.
Leur diffusion dans le reste de l’Europe se fait ensuite par l’intermédiaire des marchands (notamment romains), mais aussi des légions romaines. En effet, ces dernières en emmènent avec elles lors de leurs campagnes, afin de protéger leurs rations contre les rongeurs. Les petits félins trouvent ainsi leur place dans les villages et les fermes des territoires conquis, où on les utilise là aussi pour protéger la nourriture.
C’est ainsi qu’au 4ème siècle ils atteignent puis s’implantent dans la Gaule (qui englobe actuellement la France, le Luxembourg, la Belgique, une partie des Pays-Bas et de l’Allemagne, une large part de la Suisse ainsi que le nord de l’Italie), la Bretagne romaine (c’est-à-dire l’actuelle Grande-Bretagne) ainsi que l’Hispanie (soit l’Espagne et le Portugal).
Ils finissent également par atteindre et se diffuser en Europe centrale entre le 1er et le 3ème siècle après J.-C.
Au Moyen Âge, le talent des chats pour la chasse (qui depuis l’Antiquité intéresse déjà les fermiers, les marchands et les armées) commence à être exploité par une autre catégorie de la population : le clergé.
En effet, les moines comprennent l’intérêt que les petits félins peuvent avoir pour protéger leurs précieux manuscrits rédigés à la main - en plus bien sûr de leur nourriture. Cet emploi est d’ailleurs documenté dans Pangur Bán, un poème médiéval du 9ème siècle rédigé par un moine irlandais anonyme qui y compare son travail de copiste avec le rôle de souricier du chat présent dans son monastère.
En tout cas, du 9ème au 13ème siècle, l’espèce continue de se diffuser dans toute l’Europe du Nord, toujours par l’intermédiaire des marchands et des soldats.
Un peu partout sur le continent, leur présence dans les villes et les campagnes contribue d’ailleurs à limiter la prolifération des rats et autres rongeurs - notamment ceux porteurs de maladies.
Toutefois, les choses se compliquent pour la gent féline lorsqu’à partir du 13ème siècle l’Église renforce la lutte contre les croyances hérétiques, les cultes païens et les pratiques sataniques.
En 1233, le pape Grégoire IX (qui naît vers 1145 et meurt en 1241) publie ainsi une bulle pontificale intitulée Vox in Rama : il s’agit du premier texte ecclésiastique officiel affirmant l’existence de cérémonies sataniques et décrivant leur déroulement. Il y est notamment question de banquets présidés par un gros chat noir, au cours desquels les participants lui embrassent l’anus.
Ce texte a probablement un impact limité lors de sa parution. Toutefois, étant un document religieux officiel, il circule au sein de l’Église et influence pendant des siècles sa politique – et en conséquence les croyances des fidèles au sujet des chats.
Cette perception négative est notamment renforcée par la parution en 1486 d’un traité de démonologie intitulé Malleus Maleficarum. Rédigé par l’Allemand Henri Institoris (1436-1505) ainsi que le Suisse Jacques Sprenger (né entre 1436 et 1438 et mort en 1496), deux religieux très impliqués dans l’Inquisition et la chasse aux sorcières, cet ouvrage explique comment reconnaître ces dernières. Évoquant les nombreux attributs des femmes ayant cédé aux tentations de Satan, ses auteurs reprennent l’idée avancée par le pape Grégoire IX en évoquant entre autres la présence d’un chat à leur côté.
Là encore, ce traité n’a sans doute à court terme qu’un impact mineur tant sur la perception des chats que sur la chasse aux sorcières. L’historienne australienne Lyndal Roper, spécialiste de l’histoire allemande et de la sorcellerie, va même jusqu’à affirmer dans son article intitulé « Witchcraft and the Western Imagination », publié en 2006 dans la revue scientifique Transactions of the Royal Historical Society, que la population du Moyen Âge ne prend pas vraiment ces élucubrations au sérieux, mais lit surtout cet ouvrage pour son contenu érotique et ses histoires d’horreur.
Toujours au Moyen Âge, sous l’influence du christianisme, de nombreuses créatures surnaturelles prenant les traits d’animaux de la vie de tous les jours et qui ne sont jusqu’à alors associés ni au bien ni au mal commencent à être perçues comme des êtres diaboliques. Ce glissement symbolique ternit l’image des espèces liées à ces figures du folklore. C’est notamment ce qui se produit avec le Cat Sith, un grand chat noir avec une tache blanche sur la poitrine issu du folklore celtique et supposé hanter les Highlands, une région montagneuse du nord-ouest de l’Écosse : avec le temps, la légende évolue et on se met à croire qu’il s’agit d’une sorcière ou d’un démon capable de se transformer en chat.
Au fil du temps, l’accumulation de croyances et récits négatifs sur les chats diffusés en Europe depuis Moyen Âge n’est pas sans conséquence. En effet, de nombreuses personnes (à commencer par les plus superstitieuses) se mettent à considérer que les chats sont néfastes et portent malheur – en particulier ceux arborant un pelage noir.
Il faut dire que comme le blanc est érigé en symbole de pureté depuis le Moyen Âge, le noir, par opposition, représente forcément le contraire. Il est ainsi courant que Satan soit dépeint avec une peau sombre ou vêtu d’une cape noire. Les chats, mais aussi les chiens, les corbeaux, les boucs et les serpents de cette couleur se retrouvent alors fréquemment associés au mal.
La mauvaise réputation des chats perdure bien après le Moyen Âge, ce qui explique en partie les traditions zoosadiques dont certains sont victimes durant les Temps modernes (c’est-à-dire du 15ème au 19ème siècle) - alors que dans le même temps les élites commencent à les percevoir comme des animaux d’agrément, voire de compagnie.
C’est ainsi qu’en France, lors des rituels de la Saint-Jean, il arrive que des chats soient capturés dans des filets et jetés dans des feux de joie. Cette pratique est notamment décrite par le moine bénédictin Jean François (1722-1791) dans son ouvrage Histoire de Metz : dissertation sur l’ancien usage des feux de la Saint-Jean et d’y brûler des chats à Metz, publié en 1758.
On sait aussi qu’à Ypres, dans l’actuelle Belgique, jusqu’au début du 19ème siècle, un bouffon lance des chats vivants du haut du beffroi de la Halle aux draps lors d’un événement baptisé le « Mercredi des chats », qui a lieu certaines années lors de la deuxième semaine du Carême (une période qui précède la fête chrétienne de Pâques).
Spécialiste des relations entre l’Homme et les animaux, l’historien français Éric Baratay évoque aussi dans un article intitulé « Histoire du chat, d’agent du démon au chat-chien » et publié en 2023 sur le site de la radio France Inter, une tradition moyenâgeuse qui perdure jusqu’à la Renaissance consistant à emmurer parfois un chat vivant lorsqu’on construit un bâtiment, afin de repousser le Diable. Plusieurs exemples en attestent, notamment celui du château de Saint-Germain-en-Laye, une commune française située à l’ouest de Paris : lors de travaux de restauration menés à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, on y découvre des restes de plusieurs représentants de la gent féline emmurés au 16ème siècle. Un autre exemple célèbre est celui du château de Combourg, une forteresse de Bretagne (ouest de la France) connue pour avoir été la demeure de l’écrivain français François-René de Chateaubriand (1768-1848) : on y trouve également au début du 20ème siècle la momie d’un chat emmuré environ 400 ans plus tôt.
Rien ne permet cependant d’affirmer que, durant les Temps modernes, on se lance dans une véritable chasse aux chats en parallèle de celle lancée contre les sorcières, ni même que ces différentes pratiques sont monnaie courante. Spécialiste de l’histoire du monde animal, l’écrivaine française Laurene Bobis affirme d’ailleurs, dans un ouvrage paru en 2020 et intitulé Le chat - histoire et légendes, que ces actes de maltraitance, aussi sordides soient-ils, demeurent anecdotiques. Par exemple, les condamnations de chats au bûcher documentés lors des rituels de la Saint-Jean sont en réalité relativement rares.
Au cours de l’époque moderne (c’est-à-dire entre le milieu du 15ème siècle et la fin du 18ème), les mentalités évoluent graduellement et les superstitions concernant les chats reculent.
C’est notamment lié au fait que l’amélioration des connaissances au sujet de la prolifération des maladies amène un nombre croissant de personnes à se servir de cet animal pour repousser les rats et autres rongeurs vecteurs de maladies.
À partir du 16ème siècle, une partie – minoritaire – de la population commence aussi à s’intéresser aux chats pour leurs qualités esthétiques. En effet, l’aristocratie se met à s’enticher de races venues de loin et qui ne ressemblent guère à celles alors présentes en Europe. C’est ainsi que sont notamment introduits en Europe l’Angora Turc, le Persan et, plus tardivement, le Siamois.
L’arrivée de ces races plus exotiques marque la naissance du phénomène des chats de salon, consistant à se doter des plus beaux spécimens possibles pour en quelque sorte « décorer » son jardin et son palais.
C’est ce que fait notamment au 18ème siècle le roi de France Louis XV (1710-1774) : il possède un Angora Turc et y est tellement attaché qu’il le laisse parfois siéger à ses côtés durant les conseils royaux. Évidemment, cela ne peut qu’inciter des membres de la cour (et plus largement des classes aisées) à suivre son exemple.
Même s’il devient de plus en plus courant au sein des classes aisées européennes de voir les chats comme des compagnons domestiques (en particulier ceux appartenant à des races exotiques), les petits félins continuent d’être appréciés pour des raisons utilitaires, à savoir la chasse aux rongeurs et autres nuisibles – a fortiori les représentants des races déjà présentes depuis longtemps dans le Vieux Monde.
Au 17ème siècle, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), ministre de la Marine sous le roi de France Louis XIV (1638-1715), va même jusqu’à édicter une règle imposant la présence systématique de chats à bord des navires de la Marine royale. L’objectif est de protéger non seulement les rations et les biens embarqués à bord, mais aussi les cordages, étant donné qu’il arrive que les rats s’y attaquent.
Au 18ème siècle, en pleine époque des Lumières et de la diffusion des savoirs, le philosophe français Denis Diderot (1713-1784) s’attèle de 1751 à 1772 à l’édition de L’encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, le premier ouvrage du genre en français. Le chat y est présenté de façon rationnelle : l’époque où il est dépeint comme un suppôt de Satan par certaines autorités religieuses est alors bien loin. Toutefois, le texte montre qu’il est encore mal compris. En effet, on peut y lire qu’en raison de sa dentition, il est apparenté à la famille des ours.
À cette même époque, le comte de Buffon (1707-1788), célèbre naturaliste français, s’intéresse également à lui dans le cadre de l’écriture de son Histoire naturelle, une encyclopédie dont les volumes sont publiés entre 1749 et 1804. Il y fait état de différences entre les félins (felidae) et les ursidés (ursidae), notamment au niveau de la taille et des proportions, de la forme du museau, et de la forme des oreilles et de la queue. Toutefois, il ne va pas jusqu’à proposer de séparer ces deux familles d’espèces. Il faut pour cela attendre les progrès de l’anatomie au 19ème siècle : ce n’est qu’à partir de cette époque que les chats et les ours sont définitivement dissociés.
C’est au 19ème siècle qu'en Europe les chats commencent vraiment à gagner en popularité. Alors que la découverte des microbes et de leur rôle dans la transmission des maladies conduit à souligner l’importance de l’hygiène, ces animaux qui consacrent une bonne partie de leur temps à faire leur toilette sont alors perçus comme particulièrement propres et ne risquant pas de contaminer ceux qui entrent en contact avec eux.
À la même époque, les travaux sur les modes de transmission de la rage menés par des médecins français tels que François Magendie (1783-1855) et Gilbert Breschet (1784-1845), puis la mise au point d’un vaccin en 1885 par le scientifique français Louis Pasteur (1822-1895), permettent aussi de comprendre que le risque de contracter une telle maladie en se faisant griffer ou mordre par un chat est faible – contrairement à ce qu’on pouvait croire par le passé.
En parallèle, les petits félins continuent de plaire pour leurs qualités esthétiques. Symboles de confort et de raffinement dans la haute société, ils commencent même à faire l’objet de concours et d’expositions. La première est organisée à Londres en 1871 et permet de faire découvrir au public de nombreuses races encore méconnues, dont le Persan et le British Shorthair. L’époque où des chats figurent dans les gravures des manuels de chasse aux sorcières semble alors bien loin...
L’histoire du chat en Europe reflète en somme l’évolution des mentalités entre superstition et raison. Autrefois persécuté, il a fini par devenir l’un des animaux de compagnie préféré des Européens.
Certaines croyances sont néanmoins tenaces : par exemple, le fait qu’ils aient longtemps été associés aux sorcières contribue sans doute à expliquer que ceux qui sont de couleur noire figurent parmi les plus fréquemment abandonnés. De fait, si la maltraitance contre les chats reste d’actualité, elle s’explique partiellement par des superstitions ancrées dans l’Histoire.