« Oda al Gato », par Pablo Neruda (1959)

Un portrait de Pablo Neruda en noir et blanc

Texte du poème « Le chat noir de la palissade »

Au commencement

les animaux furent imparfaits

longs de queue,

et tristes de tête.

 

Peu à peu ils évoluèrent

se firent paysage

s’attribuèrent mille choses,

grains de beauté, grâce, vol...

Le chat

seul le chat 

quand il apparut 

était complet, orgueilleux.

parfaitement fini dès la naissance

marchant seul

et sachant ce qu’il voulait.

 

L’homme se rêve poisson ou oiseau

le serpent voudrait avoir des ailes

le chien est un lion sans orientation

l’ingénieur désire être poète

la mouche étudie pour devenir hirondelle

le poète médite comment imiter la mouche

mais le chat

lui

ne veut qu’être chat

tout chat est chat

de la moustache à la queue

du frémissement à la souris vivante

du fond de la nuit à ses yeux d’or.

 

Il n’y a pas d’unité

comme lui ni lune ni fleur dans sa texture:

il est une chose en soi

comme le soleil ou la topaze

et la ligne élastique de son contour

ferme et subtil

est comme la ligne de proue d’un navire.

Ses yeux jaunes

laissent une fente

où jeter la monnaie de la nuit.

 

Ô petit empereur

sans univers

conquistador sans patrie

minuscule tigre de salon,

nuptial sultan du ciel

des tuiles érotiques

tu réclames le vent de l’amour

dans l’intempérie

quand tu passes

tu poses quatre pieds délicats

sur le sol

reniflant 

te méfiant de tout ce qui est terrestre

car tout est immonde

pour le pied immaculé du chat.

 

Oh fauve altier de la maison,

arrogant vestige de la nuit

paresseux, gymnaste, étranger 

chat

profondissime chat

police secrète de la maison

insigne d’un velours disparu

évidemment 

il n’y a aucune énigme 

en toi:

peut-être que tu n’es pas mystérieux du tout

qu’on te connaît bien

et que tu appartiens à la caste la moins mystérieuse peut-être qu’on se croit 

maîtres, propriétaires, 

oncles de chats,

compagnons, collègues

disciples ou ami

de son chat.

 

Moi non.

Je ne souscris pas.

Je ne connais pas le chat.

Je sais tout de la vie et de son archipel

la mer et la ville incalculable

la botanique 

la luxure des gynécées

le plus et le moins des mathématiques

le monde englouti des volcans

l’écorce irréelle du crocodile

la bonté ignorée du pompier

l’atavisme bleu du sacerdoce

mais je ne peux déchiffrer un chat.

 

Ma raison glisse sur son indifférence

ses yeux sont en chiffres d’or.

Informations sur l'auteur et explications

Considéré comme l’un des plus grands poètes en langue espagnole, l’Argentin Pablo Neruda (1904-1973) cherche tout au long de sa carrière à rendre son art accessible au plus grand monde. Pour ce faire, cet auteur récompensé du prix Nobel de littérature en 1971 écrit souvent sur des objets et des sujets du quotidien, tâchant ainsi de faire ressortir la dimension poétique qui, à ses yeux, réside en toute chose.

 

C’est dans cette optique qu’il écrit le poème « Ode au chat » (« Oda al gato », en version originale), qui figure dans son recueil de poésie Navegaciones y regresos (non traduit en français), publié en 1959. Ce texte s’attache à présenter le chat comme un animal semblable à aucun autre, et comme un être aussi mystérieux que parfait. 

 

La vision du chat de Neruda ne diffère ainsi guère de celle des romantiques et des symbolistes qui le précèdent au 19ème siècle, mais il s’approprie parfaitement son sujet en y insérant les thématiques qui lui sont chères : la quête d’identité et la simplicité de la nature. Il affirme ainsi que contrairement à d’autres créatures (notamment l’Homme), le chat, parfaitement satisfait de lui-même, ne veut être rien d’autre qu'un chat. 

Sommaire de l'article

  1. Page 1 : Le chat dans la poésie
  2. Page 2 : « Épitaphe d’un chat », par Joachim du Bellay (1558)
  3. Page 3 : « Jubilate Agno », de Christopher Smart (1763)
  4. Page 4 : « Chats de partout », par Henry Monnier (1830)
  5. Page 5 : « Le chat noir de la palissade », par Henry Monnier
  6. Page 6 : « Le chat (1) », par Charles Baudelaire (1857)
  7. Page 7 : « Les chats », par Charles Baudelaire (1857)
  8. Page 8 : « Femme et chatte », par Paul Verlaine (1866)
  9. Page 9 : « À une chatte », par Charles Cros (1873)
  10. Page 10 : « Berceuse », par Charles Cros (1879)
  11. Page 11 : « Vieux frère », par Jules Lemaître (1880)
  12. Page 12 : « Le chat », par Maurice Rollinat (1883)
  13. Page 13 : « Elle aperçoit un Oiseau – piaule », de Emily Dickinson
  14. Page 14 : « Le petit chat », par Edmond Rostand (1890)
  15. Page 15 : « Le chat fatal », par Emile Nelligan (1899)
  16. Page 16 : « Les p’tits chats », par Gaston Couté
  17. Page 17 : « À la mémoire d’une chatte naine que j’avais », par Jules Laforgue (1901)
  18. Page 18 : « Le chat », par Guillaume Apollinaire (1911)
  19. Page 19 : « Chat », par Paul Eluard (1920)
  20. Page 20 : « Le chat et la Lune », de William Butler Yeats (1924)
  21. Page 21 : « Le chat qui ne ressemblait à rien », par Robert Desnos (1932)
  22. Page 22 : « Mon petit chat », par Maurice Carême (1947)
  23. Page 23 : « Le sommeil du chat », par Tristan Klingsor (1948)
  24. Page 24 : « Oda al Gato », par Pablo Neruda (1959)
  25. Page 25 : « Le chat et le soleil », par Maurice Carême (1972)
  26. Page 26 : « Devant la cheminée », par Pierre Menanteau (1972)
  27. Page 27 : « Poème du chat », par Jacques Roubaud (1983)
  28. Page 28 : « Goutte de lumière », par Marc Alyn (1986)
  29. Page 29 : « Un chat un chat », par François Gravel (2009)
  30. Page 30 : « Châtiment d’un chat renversé », par Sybille Rembard (2009)
  31. Page 31 : « Chat Fantôme », de Margaret Atwood (2020)