Un soir que je fouillais maint tome
Y recherchant quelque symptôme
De morne idée, un chat fantôme
Soudain sur moi sauta,
Sauta sur moi de façon telle
Que j’eus depuis en clientèle
Des spasmes d’angoisse immortelle
Dont l’enfer me dota.
J’étais très sombre et j’étais ivre
Et je cherchais parmi ce livre
Ce qui ci-bas parfois délivre,
De nos âcres soucis.
Il me dit lors avec emphase
Que je cherchais la vaine phrase
Que j’étais fou comme l’extase
Où je rêvais assis.
Je me levai dans mon encombre
Et j’étais ivre et j’étais sombre;
Lui vint danser au fond de l’ombre;
Je brandissais mon coeur
Et je pleurais: démon funèbre,
Va-t-en, retourne en le ténèbre,
Mais lui, par sa mode célèbre,
Faisait gros dos moqueur.
Ma jussion le fit tant rire,
Que j’en tombai pris de délire,
Et je tombai, mon coeur plein d’ire,
Sur le parquet roulant.
Le chat happa sa proie, alerte,
Mangea mon coeur, la gueule ouverte,
Puis s’en alla haut de ma perte
Tout joyeux miaulant.
Il est depuis son vol antique
Resté cet hôte fantastique
Que je tuerais, si la panique
Ne m’atterrait vraiment;
Il rejoindrait mes choses mortes
Si j’en avais mains assez fortes,
Ah ! mais je heurte en vain les portes
De mon massif tourment.
Pourtant, pourtant parfois je songe
Au pauvre coeur que sa dent ronge
Et rongera tant que mensonge
Engouffrera les jours,
Tant que la femme sera fausse.
Puisque ton soulier noir me chausse,
Vie, ouvre-moi donc la fosse
Que j’y danse à toujours!
Cette terreur du chat me brise;
J’aurai bientôt la tête grise
Rien qu’à songer que son poil frise,
Frise mon corps glacé.
Et plein d’une crise émouvante
Les cheveux dressés d’épouvante
Je cours ma chambre qui s’évente
Des horreurs du passé.
Mortels, âmes glabres de bêtes,
Vous les aurez aussi ces fêtes,
Vous en perdez les coeurs, les têtes,
Quand viendra l’hôte noir
Vous griffer tous comme à moi-même
Selon qu’il fit dans la nuit blême
Où je rimai l’étrange thème
Du chat du Désespoir!
L’apparente sous-traitance littéraire est une particularité proéminente de la culture civilisationnelle québécoise des 19ème et 20ème siècles. C’est un objectif tacite que les écrivains et poètes du Nouveau Monde se donnent, dans le but de recréer la société que leurs ancêtres ont quittée. On traduit ainsi dans la langue et les expressions locales les œuvres du Vieux Continent afin de développer la culture poétique du peuple québécois, tout en lui permettant de conserver sa propre culture. La langue française se trouve ainsi promulguée et protégée, pour éviter qu’elle se fasse engloutir par l’anglais omniprésent sur tout le continent nord-américain.
Le premier grand poète québécois, Émile Nelligan (1879-1941), en offre un bel exemple. En effet, pour écrire « Le chat fatal » (1899), il s’inspire largement du poème de Charles Baudelaire (1821-1867) « Le corbeau » - lequel Baudelaire avait en fait lui-même traduit une œuvre de l’Américain Edgar Poe (1809-1849), « The Raven ». Simplement, le volatile est remplacé par un chat.
Toutefois, ce semi-plagiat ne diminue en rien le génie de l’auteur, souligné notamment par l’écrivain Jacques Ferron dans le magazine Maclean, en 1970 : « Nelligan […], plus qu’un poète, fut un héros au sens irlandais du mot. Adolescent, il se donne tout entier à la poésie et durant près de trois ans conçoit et exécute son œuvre envers et contre tous. Envers sa mère, née Hudon, pauvre femme effacée ; contre son père, Irlandais déculturé, ni Français, ni Anglais, robot des Amériques ; contre l’École littéraire de Montréal, où la poésie n’était qu’un prétexte à confrérie, un subterfuge pour s’infatuer chacun de soi, voire pour s’embourgeoiser ; une œuvre hautement significative qui annonce clairement qu’il s’y épuise et qu’il en sortira dévitalisé ».
Le jeune homme fougueux, aux yeux sombres et aux cheveux de jais en bataille, connaît effectivement un destin tragique : interné à 19 ans pour folie par son propre père, il passe tout le reste de sa vie en asile, et finit par y mourir à l’âge de 61 ans. L’intégralité de son oeuvre remonte donc à son adolescence, avant sa réclusion. Certains affirment que cette folie était feinte et visait à entrer au panthéon des poètes, mais le mystère ne sera sans doute jamais élucidé…