« Le chat fatal », par Emile Nelligan (1899)

Un portrait d'Emile Nelligan

Texte du poème « Le chat fatal »

Un soir que je fouillais maint tome
Y recherchant quelque symptôme
De morne idée, un chat fantôme
Soudain sur moi sauta,
Sauta sur moi de façon telle
Que j’eus depuis en clientèle
Des spasmes d’angoisse immortelle
Dont l’enfer me dota.

J’étais très sombre et j’étais ivre
Et je cherchais parmi ce livre
Ce qui ci-bas parfois délivre,
De nos âcres soucis.
Il me dit lors avec emphase
Que je cherchais la vaine phrase
Que j’étais fou comme l’extase
Où je rêvais assis.

Je me levai dans mon encombre
Et j’étais ivre et j’étais sombre;
Lui vint danser au fond de l’ombre;
Je brandissais mon coeur
Et je pleurais: démon funèbre,
Va-t-en, retourne en le ténèbre,
Mais lui, par sa mode célèbre,
Faisait gros dos moqueur.

Ma jussion le fit tant rire,
Que j’en tombai pris de délire,
Et je tombai, mon coeur plein d’ire,
Sur le parquet roulant.
Le chat happa sa proie, alerte,
Mangea mon coeur, la gueule ouverte,
Puis s’en alla haut de ma perte
Tout joyeux miaulant.

Il est depuis son vol antique
Resté cet hôte fantastique
Que je tuerais, si la panique
Ne m’atterrait vraiment;
Il rejoindrait mes choses mortes
Si j’en avais mains assez fortes,
Ah ! mais je heurte en vain les portes
De mon massif tourment.

Pourtant, pourtant parfois je songe
Au pauvre coeur que sa dent ronge
Et rongera tant que mensonge
Engouffrera les jours,
Tant que la femme sera fausse.
Puisque ton soulier noir me chausse,
Vie, ouvre-moi donc la fosse
Que j’y danse à toujours!
Cette terreur du chat me brise;
J’aurai bientôt la tête grise
Rien qu’à songer que son poil frise,
Frise mon corps glacé.
Et plein d’une crise émouvante
Les cheveux dressés d’épouvante
Je cours ma chambre qui s’évente
Des horreurs du passé.

Mortels, âmes glabres de bêtes,
Vous les aurez aussi ces fêtes,
Vous en perdez les coeurs, les têtes,
Quand viendra l’hôte noir
Vous griffer tous comme à moi-même
Selon qu’il fit dans la nuit blême
Où je rimai l’étrange thème
Du chat du Désespoir!

Informations sur l'auteur et explications

L’apparente sous-traitance littéraire est une particularité proéminente de la culture civilisationnelle québécoise des 19ème et 20ème siècles. C’est un objectif tacite que les écrivains et poètes du Nouveau Monde se donnent, dans le but de recréer la société que leurs ancêtres ont quittée. On traduit ainsi dans la langue et les expressions locales les œuvres du Vieux Continent afin de développer la culture poétique du peuple québécois, tout en lui permettant de conserver sa propre culture. La langue française se trouve ainsi promulguée et protégée, pour éviter qu’elle se fasse engloutir par l’anglais omniprésent sur tout le continent nord-américain.

 

Le premier grand poète québécois, Émile Nelligan (1879-1941), en offre un bel exemple. En effet, pour écrire « Le chat fatal » (1899), il s’inspire largement du poème de Charles Baudelaire (1821-1867) « Le corbeau » - lequel Baudelaire avait en fait lui-même traduit une œuvre de l’Américain Edgar Poe (1809-1849), « The Raven ». Simplement, le volatile est remplacé par un chat.

 

Toutefois, ce semi-plagiat ne diminue en rien le génie de l’auteur, souligné notamment par l’écrivain Jacques Ferron dans le magazine Maclean, en 1970 : « Nelligan […], plus qu’un poète, fut un héros au sens irlandais du mot. Adolescent, il se donne tout entier à la poésie et durant près de trois ans conçoit et exécute son œuvre envers et contre tous. Envers sa mère, née Hudon, pauvre femme effacée ; contre son père, Irlandais déculturé, ni Français, ni Anglais, robot des Amériques ; contre l’École littéraire de Montréal, où la poésie n’était qu’un prétexte à confrérie, un subterfuge pour s’infatuer chacun de soi, voire pour s’embourgeoiser ; une œuvre hautement significative qui annonce clairement qu’il s’y épuise et qu’il en sortira dévitalisé ».

 

Le jeune homme fougueux, aux yeux sombres et aux cheveux de jais en bataille, connaît effectivement un destin tragique : interné à 19 ans pour folie par son propre père, il passe tout le reste de sa vie en asile, et finit par y mourir à l’âge de 61 ans. L’intégralité de son oeuvre remonte donc à son adolescence, avant sa réclusion. Certains affirment que cette folie était feinte et visait à entrer au panthéon des poètes, mais le mystère ne sera sans doute jamais élucidé…

Dernière modification : 09/26/2025.

Sommaire de l'article

  1. Page 1 : Le chat dans la poésie
  2. Page 2 : « Épitaphe d’un chat », par Joachim du Bellay (1558)
  3. Page 3 : « Jubilate Agno », de Christopher Smart (1763)
  4. Page 4 : « Chats de partout », par Henry Monnier (1830)
  5. Page 5 : « Le chat noir de la palissade », par Henry Monnier
  6. Page 6 : « Le chat (1) », par Charles Baudelaire (1857)
  7. Page 7 : « Les chats », par Charles Baudelaire (1857)
  8. Page 8 : « Femme et chatte », par Paul Verlaine (1866)
  9. Page 9 : « À une chatte », par Charles Cros (1873)
  10. Page 10 : « Berceuse », par Charles Cros (1879)
  11. Page 11 : « Vieux frère », par Jules Lemaître (1880)
  12. Page 12 : « Le chat », par Maurice Rollinat (1883)
  13. Page 13 : « Elle aperçoit un Oiseau – piaule », de Emily Dickinson
  14. Page 14 : « Le petit chat », par Edmond Rostand (1890)
  15. Page 15 : « Le chat fatal », par Emile Nelligan (1899)
  16. Page 16 : « Les p’tits chats », par Gaston Couté
  17. Page 17 : « À la mémoire d’une chatte naine que j’avais », par Jules Laforgue (1901)
  18. Page 18 : « Le chat », par Guillaume Apollinaire (1911)
  19. Page 19 : « Chat », par Paul Eluard (1920)
  20. Page 20 : « Le chat et la Lune », de William Butler Yeats (1924)
  21. Page 21 : « Le chat qui ne ressemblait à rien », par Robert Desnos (1932)
  22. Page 22 : « Mon petit chat », par Maurice Carême (1947)
  23. Page 23 : « Le sommeil du chat », par Tristan Klingsor (1948)
  24. Page 24 : « Oda al Gato », par Pablo Neruda (1959)
  25. Page 25 : « Le chat et le soleil », par Maurice Carême (1972)
  26. Page 26 : « Devant la cheminée », par Pierre Menanteau (1972)
  27. Page 27 : « Poème du chat », par Jacques Roubaud (1983)
  28. Page 28 : « Goutte de lumière », par Marc Alyn (1986)
  29. Page 29 : « Un chat un chat », par François Gravel (2009)
  30. Page 30 : « Châtiment d’un chat renversé », par Sybille Rembard (2009)
  31. Page 31 : « Chat Fantôme », de Margaret Atwood (2020)