Endormons-nous, petit chat noir.
Voici que j'ai mis l'éteignoir
Sur la chandelle.
Tu vas penser à des oiseaux
Sous bois, à de félins museaux...
Moi rêver d'elle.
Nous n'avons pas pris de café,
Et dans mon lit bien chauffé
(Qui veille pleure.)
Nous dormirons, pattes dans bras.
Pendant que tu ronronneras,
J'oublierai l'heure.
Sous tes yeux fins, appesantis,
Reluiront les oaristys
De la gouttière.
Comme chaque nuit, je croirai
La voir, qui froide a déchiré
Ma vie entière.
Et ton cauchemar sur les toits
Te diras l'horreur d'être trois
Dans une idylle.
Je subirais les yeux railleurs
De son faux cousin, et ses pleurs
De crocodile.
Si tu t'éveilles en sursaut
Griffé, mordu, tombant du haut
Du toit, moi-même
Je mourrai sous le coup félon
D'une épée au bout du bras long
Du fat qu'elle aime.
Puis hors du lit, au matin gris,
Nous chercherons, toi, des souris,
Moi, des liquides
Qui nous fassent oublier tout,
Car au fond, l'homme et le matou
Sont bien stupides.
Le concepteur du phonographe, du télégraphe automatique et de la photographie couleur qu’est Charles Cros (1842-1888) invente également de délicieux poèmes. Mais malgré ses talents extraordinaires, il ne connait que le malheur : ses contemporains méprisent ses découvertes scientifiques et ignorent son œuvre poétique, tandis que sa femme le trompe avec un amant qu’elle présente faussement comme étant son cousin. Son mal de vivre transparaît beaucoup au travers de ses poèmes, mais il l’exprime toujours avec élégance et humour.
C’est le cas notamment dans Berceuse (1879), où il dépeint sa solidarité avec son chat, utilisant les misères du félin pour atténuer l’intensité des siennes. En effet, il met sur le même degré de gravité l’infidélité de son épouse et la trahison d’une chatte envers son petit félin. On y retrouve la complicité entre le poète et son ami à quatre pattes, leur déception commune face à l’adultère d’une femme et leur quête de réconfort dans l’intimité de leur chambre et dans leur enlacement « pattes dans bras ».
Comme le feraient de vieux amis, les problèmes ne sont abordés qu’à demi-mot : nul besoin de nommer « Elle ». Chacun des amants trompés compatit à l’histoire de l’autre, et cherche une consolation chaleureuse pour surmonter sa solitude. Le sommeil semble doux, car la souffrance pèse trop quand on ne dort pas (« Qui veille pleure »). Au matin, chacun retrouve sa compensation pour oublier : le chat retourne à ses souris, tandis que le poète sombre dans « les liquides » alcooliques - en particulier l’absinthe, qui causera sa perte…