Chatte blanche, chatte sans tache,
Je te demande, dans ces vers,
Quel secret dort dans tes yeux verts,
Quel sarcasme sous ta moustache.
Tu nous lorgnes, pensant tout bas
Que nos fronts pâles, que nos lèvres
Déteintes en de folles fièvres,
Que nos yeux creux ne valent pas.
Ton museau que ton nez termine
Rose comme un bouton de sein
Tes oreilles dont le dessin
Couronne fièrement ta mine.
Pourquoi cette sérénité ?
Aurais-tu la clé des problèmes
Qui nous font frissonnants et blêmes,
Passer le printemps et l’été ?
Devant la mort qui nous menace,
Chats et gens, ton flair, plus subtil
Que notre savoir, te dit-il
Où va la beauté qui s’efface ?
Où va la pensée, où s’en vont
Les défuntes splendeurs charnelles ?
Chatte, détourne tes prunelles,
J’y trouve trop de noir au fond.
Le poète français Charles Cros (1842-1888) est d’abord un scientifique. En inventeur perpétuel, il étudie la nature pour en percer les secrets et pour montrer à ses contemporains « un monde nouveau » dans lequel fusionneraient en douceur la science et l’art poétique. Dans le domaine de l’écriture, il utilise les mots comme des procédés savants pour analyser la vie autour de lui et tenter de tirer des leçons de la nature.
Dans « À une chatte », publié en 1873 au sein du recueil Le coffret de santal, il interroge le chat sur son attitude de détachement face aux problèmes des hommes, à l’éphémérité de la beauté et à la fatalité de la mort. Le sage félin (blanc de pureté !) semble en avoir beaucoup à enseigner à l’ignare humain, mais celui-ci détourne le regard par peur d’en apprendre trop sur lui-même.
Le choix du nom « coffret de santal » est une manière de signifier au lecteur que les poèmes sont de joyaux précieux, ciselés avec art et amour, retenus dans une jolie boite à bijoux. Et c’est bien une petite merveille d’introspection personnelle qu’il offre avec ce poème…