Pour les cinéphiles, le Franco-Chilien Alejandro Jodorowsky (né en 1929) est surtout connu comme le réalisateur d’un film mythique… qui n’a jamais vu le jour : Dune. En 1975, le cinéaste entreprend d’adapter sur grand écran le célèbre roman de science-fiction de l’Américain Frank Herbert (1920-1986). Ce projet d’une ambition démesurée réunit de prestigieux collaborateurs : notamment l’acteur américain Orson Welles (1915-1985) ainsi que le peintre espagnol Salvador Dalí (1904-1989) au casting, et le groupe de rock britannique Pink Floyd pour la musique. Cela vaut aussi concernant l’aspect visuel, pour lequel il est fait appel à l’un des plus grands noms de la bande dessinée française : Moebius (1938-2012). Faute de financement, le film n’est jamais tourné, mais son storyboard est une véritable œuvre d’art qui influence durablement aussi bien le cinéma que la bande dessinée.
De cette collaboration avortée naît aussi une amitié artistique. En effet, trois ans plus tard, Jodorowsky et Moebius s’associent à nouveau, cette fois pour créer une bande dessinée singulière : Les Yeux du chat, qui paraît donc en 1978.
Son action se déroule dans une ville futuriste presque déserte, où un enfant aveugle cherche à arracher les yeux d’un chat pour se les greffer. À la fois bref, cruel et poétique, le récit frappe par son intensité visuelle et sa dimension expérimentale. En effet, cette œuvre ne contient aucune bulle de dialogue et rompt fortement avec les codes du genre : tout au long de ses 52 pages, chaque page de droite présente une illustration pleine, tandis que celle de gauche se limite à une phrase de texte. Ce dispositif narratif n’est pas sans rappeler la littérature en estampes du 19ème siècle, à mi-chemin entre livre illustré et bande dessinée.
Par sa structure minimaliste, sa brutalité symbolique et son atmosphère énigmatique, Les Yeux du chat fait l’objet de nombreuses interprétations tant lors de sa parution que par la suite. Il est en tout cas souvent considéré comme un chef-d’œuvre de la bande dessinée contemporaine, démontrant la capacité de ce genre littéraire à se réinventer en dehors de ses codes traditionnels.
Réédité à plusieurs reprises, que ce soit en noir et blanc ou dans sa célèbre version « jaune », cet ouvrage s’impose comme une véritable œuvre d’art, rare et précieuse. Son prix élevé (environ 15 euros pour une édition classique, près de 50 euros pour une édition de collection) témoigne d’ailleurs de son statut d’objet d’exception, à la croisée du livre et de l’estampe.