Non contents d’être élégants, comiques, mystérieux et gracieux, les chats se distinguent par leur physique élancé, leur gestuelle inégalée et leurs frasques hilarantes : tout cela en fait des sujets de choix pour la bande dessinée.
Cette évidence s’est imposée dès le début du 20ème siècle à de nombreux auteurs européens et américains, qui en ont intégré aussi bien dans des « comic strips » (des BD en quelques cases publiées dans la presse) que dans des œuvres plus consistantes : parfois en tant que simples compagnons de vie du personnage principal, mais parfois aussi comme personnage principal de l’histoire.
Voici 20 chats célèbres de bande dessinée, précédés d’une introduction sur la place des petits félins dans le neuvième part.
En 1827, l’auteur suisse Rodolphe Töpffer (1799-1846) est le premier à avoir l’idée de mêler des dessins et du texte pour raconter une histoire – en l’occurrence, les aventures d’un homme amoureux. Il intitule son œuvre Les Amours de Monsieur Vieux Bois.
Celle-ci n’est jamais publiée, mais quatre ans plus tard, en 1831, il s’en inspire pour L’Histoire de Monsieur Jabot, un autre récit mêlant dessin et écriture, qui met en scène un bouffon vaniteux tentant tant bien que de mal de s’intégrer à la haute société. Publié en 1833, ce nouvel ouvrage ne tarde pas à circuler dans les milieux littéraires européens, et rencontre un franc succès. Il obtient même en quelque sorte la bénédiction de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), puisque le célèbre homme de lettres allemand le décrit comme une œuvre « très drôle », « étincelante de verve et d’esprit ».
Bien qu’elles y ressemblent, Les Amours de Monsieur Vieux Bois et L’histoire de Monsieur Jabot ne s’appellent pas encore « bande dessinée », mais « littérature en estampes ».
Quelques années plus tard, cette forme d’expression littéraire se diffuse dans toute l’Europe, séduisant aussi bien les auteurs francophones qu’allemands. Parmi ces derniers figure notamment l’humoriste Wilhelm Busch (1832-1908), qui dès la fin des années 1850 s’en inspire pour créer des histoires en une page et ne contenant généralement aucun dialogue.
Ce faisant, il ne crée pas exactement un courant littéraire au sens propre, mais avec ses récits en images rythmés, son sens du gag visuel et son art de la narration séquentielle, il jette les bases de la bande dessinée moderne.
A ses débuts, cette nouvelle forme littéraire s’adresse exclusivement aux adultes. Les choses changent en 1865 lorsque Busch publie Max et Moritz, une série pour enfants racontant les farces de deux garnements rétifs à toute forme d’autorité.
Cinq ans plus tard, en 1870, la bande dessinée traverse l’Atlantique et connaît un immense succès aux États-Unis. Parmi les auteurs qui s’y illustrent alors figure notamment le dessinateur germano-américain Rudolph Dirks (1877-1968), créateur de Pim Pam Poum (The Katzenjammer Kids), publié à partir de 1897 dans les pages de l’édition dominicale du New York Journal. Cette BD raconte les aventures rocambolesques d’une famille allemande vivant sur une île tropicale. Elle rencontre un franc succès, qui ouvre la voie à de nombreuses bandes dessinées humoristiques publiées elles aussi dans la presse américaine. Celles-ci sont en quelque sorte les précurseurs de séries devenues cultes, comme Popeye (à partir de 1929), Peanuts (à partir de 1950) ou Garfield (à partir de 1978).
Essentiellement humoristiques (comic en anglais), ce genre d’histoires sont publiées sous forme de cases alignées (ce que l’on appelle un strip) : cela explique qu’à partir de 1901 on commence à les appeler comic strips. Né dans la presse, ce format reste encore aujourd’hui très prisé du grand public, qui le lit désormais aussi sous forme d’albums ou directement sur internet (on parle alors souvent de webcomics).
La bande dessinée telle qu’on la connait aujourd’hui est née en Europe, et plus exactement en Suisse, mais c’est de l’autre côté de l’Atlantique que les chats s’y imposent vraiment, notamment durant la première moitié du 20ème siècle.
Aux États-Unis, à partir des années 1890, certains journaux dominicaux (notamment le New York World et le New York Journal) publient des comic strips de plusieurs cases, lus chaque semaine par des millions de lecteurs et destinés à divertir un large public familial. Compte tenu de cet objectif d’être accessibles à tous, les animaux anthropomorphiques y gagnent rapidement en popularité, car ils sont faciles à identifier et à aimer.
À partir de 1913, l’auteur de bande dessinée américain George Herriman (1880-1944) lance la série Krazy Kat dans le New York Evening Journal. Celle-ci met en scène un chat noir désinvolte, amoureux d’une souris qui le méprise par-dessus tout et passe son temps à lui jeter des briques à la tête, ce qu’il interprète comme un signe d’affection. L’œuvre, première du genre à mettre en scène un chat comme personnage principal, connaît un tel succès qu’en 1946 paraît un album regroupant ses différents strips. Le poète américain E. E. Cummings (1894-1962) y signe même une préface élogieuse.
Malgré son influence majeure sur le genre, Krazy Kat tombe quelque peu dans l’oubli à partir de la seconde moitié du 20ème siècle. Ce n’est pas le cas de Felix, né à la même époque et qui reste encore aujourd’hui un des chats les plus célèbres de la pop culture américaine.
Créé en 1919 par les Américains Otto Messmer (1892-1983) et Pat Sullivan (1885-1933), ce petit chat anthropomorphique au sourire espiègle est d’abord un personnage de dessin animé. Largement inspiré de Charlie Chaplin (1889-1977), il s’illustre dans plusieurs courts-métrages muets, tels que Feline Follies (1919) et Musical Mews (1919), avant d’apparaître dans son propre comic strip à partir de 1923. D’abord dessiné par Sullivan et Messmer eux-mêmes, puis plus tard par leur confrère américain Joe Oriolo (1913-1985), ce dernier raconte les aventures burlesques de ce chat rusé et inventif en misant beaucoup sur les gags visuels.
La popularité du personnage est telle qu’elle transcende tous les médiums où il s’illustre. Dès les années 20, Felix est une telle icône qu’on le retrouve même par exemple représenté sur l’aileron arrière des bombardiers F-14 de l’armée américaine, en train de justement tenir une bombe.
En revanche, dans l’Europe des années 1910-1920, les comics strips sont rares et la bande dessinée demeure plus élitiste ou expérimentale. Il faut attendre les années 30 pour que des personnages capables de fédérer un large public, comme Tintin (1929) et Spirou (1938), apparaissent enfin. Toutefois, les auteurs privilégient alors des héros avec qui le lectorat peut facilement s’identifier : pourtant très populaires aux États-Unis, les animaux anthropomorphiques et burlesques ne trouvent pas encore leur place dans le Vieux Monde.
Aux États-Unis, après avoir connu un véritable âge d’or dans les années 1920 et 1930 avec des personnages emblématiques comme Krazy Kat et Felix, les chats de bande dessinée connaissent une relative traversée du désert dans les années 1940 et 1950.
En effet, aucun d’entre eux ne parvient à s’imposer vraiment. Certes, ils restent bien présents dans les pages des journaux dominicaux (les aventures de Felix continuent d’ailleurs d’être publiées jusqu’en 1966), mais le public semble tout simplement préférer les chiens. Ainsi, la principale star animale de l’époque est Snoopy, la vedette de Peanuts, un comic strip publié à partir de 1950 dans plusieurs journaux - notamment le prestigieux Washington Post.
À la même époque, les bandes dessinées mettant en scène les héros anthropomorphiques de Disney comme Mickey, Donald et Dingo gagnent en popularité. Toutefois, aucun représentant de la gent féline ne figure cependant parmi les vedettes du studio aux grandes oreilles.
En Europe, les chats de bande dessinée parviennent davantage à tirer leur épingle du jeu. C’est notamment le cas d’Hercule, un petit félin noir et blanc au pelage tuxedo qui fait son apparition en 1949 dans Pif le chien, une série créée par le dessinateur espagnol José Cabrero Arnal (1909-1982) et publiée dans le quotidien français L’Humanité. Véritable voyou sans scruple, Hercule tient le rôle de principal adversaire de Pif.
S’inspirant des super-héros de la bande dessinée américaine, le dessinateur et scénariste belge Greg (1931-1999) fait quant à lui d’un chat le symbole de la justice et du courage dans Jacques Bertrand, publiée à partir de 1953. En effet, son super-héros éponyme s’y déguise en chat. Cela dit, il n’est pas le premier à utiliser une figure féline dans une histoire de super-héros : Catwoman, une voleuse de haut vol qui porte un costume de chat, est déjà présente dans le comics Batman depuis 1940.
Dans les années 60, alors que naît le mouvement de la contre-culture, des auteurs américains frustrés par la rigidité des lignes éditoriales des journaux et des maisons d’édition américaines, mais aussi par la censure, décident d’écrire et dessiner des BD destinées à un public adulte et dans lesquelles ils se donnent le droit de tout dire et de tout montrer - y compris du contenu violent ou érotique. Le comix underground est né.
C’est ce que fait notamment à partir de 1965 l’Américain Robert Crumb (né en 1943), figure emblématique de ce mouvement : voulant détourner les codes des comic strips mettant en vedette des animaux, il crée alors Fritz le chat (Fritz the Cat en version originale).
Irrévérencieuse, la série suit les aventures d’un chat tabby anthropomorphe immoral et souvent utilisé par son auteur comme une caricature des beatniks. Publié dans le magazine satirique américain Help!, Fritz le chat fait montre d’une liberté de ton totale. Cette œuvre mêle joyeusement humour subversif, satire sociale et critique de la société américaine. Crumb n’hésite pas à faire figurer des scènes érotiques, violentes ou liées à la consommation de drogues, histoire de renforcer son caractère provocateur et adulte.
Fritz le chat n’est pas le seul comix à mettre en scène un chat. Créé en 1969 par l’Américain Gilbert Shelton (né en 1940), Le chat de Fat Freddy (Fat Freddy’s Cat en version originale) empreinte le même ton subversif. Cette bande dessinée raconte sur un ton humoristique les aventures d’un chat vulgaire qui passe son temps à critiquer son maître Freddy, un hippie qui cherche sans cesse à se procurer de la drogue et qu’il surnomme « le gros ».
Les comix – et notamment ceux avec des chats - ne sont cependant pas toujours des œuvres vulgaires et débridées, comme le prouve Maus, une des œuvres littéraires les plus marquantes de la fin du 20ème siècle – elle est publiée de 1980 à 1991. Écrite et dessinée par l’américain Art Spiegelman, né en 1948 et qui est une des figures majeures de ce genre, cette série se base sur l’expérience du père de l’auteur, rescapé des camps d’extermination nazis : elle fait le récit de la Shoah en représentant les Juifs en souris et les nazis en chats. La représentation du dictateur Adolf Hitler (1889-1945) sous les traits d’un chat à moustache sur la couverture du premier tome devient rapidement une des illustrations les plus célèbres du 9ème art.
À partir des années 70, la bande dessinée entre dans un nouvel âge d’or : elle s’affirme comme un art à part entière, explorant des thèmes plus adultes et des styles plus variés. En outre, des personnages animaliers ont à nouveau un rôle central dans de nombreuses œuvres — et les chats, figures à la fois familières et symboliques, ne font pas exception.
C’est ainsi notamment qu’à partir de 1973, un gros chat orange commence à apparaître dans plusieurs quotidiens américains. Non, il ne s’agit pas encore du célèbre Garfield, mais de son grand rival de l’époque : Heathcliff, aujourd’hui plus ou moins oublié. Créé par l’Américain George Gately (1928-2001), ce chat tigré passe son temps à se battre contre les animaux du quartier ainsi qu’à chaparder poissons et oiseaux chez les voisins. Dans les pays francophones, le personnage est surtout connu pour avoir été le héros du dessin animé Les Entrechats (Heathcliff & the Catillac Cats, en version originale), une coproduction franco-américaine diffusée à partir de 1985.
Garfield, le chat orange obèse de Jim Davis (né en 1945), fait quant à lui ses débuts en 1976 dans le comic strip Jon, qui raconte le quotidien d’un dessinateur (inspiré de l’auteur lui-même) et de son chat. Davis affine ensuite son concept, ajuste légèrement l’apparence de Garfield (notamment en diminuant la taille de ses joues) et publie en 1978 dans différents journaux les premières planches de Garfield, un comic strip dont il est cette fois-ci le héros.
Dans les années 80, peu de nouveaux chats font leur apparition dans la bande dessinée américaine. Le succès de Garfield n’y est sans doute pas étranger : la création de Jim Davis est si populaire qu’il est hasardeux de vouloir la concurrencer.
C’est donc plutôt vers l’Europe qu’il faut se tourner pour voir des auteurs utiliser cet animal, y compris parfois de manière originale. C’est ce que fait notamment à partir de 1983 le Belge Philippe Geluck (né en 1954), qui détourne habilement les codes du comic strip américain en dessinant un énorme chat gris anthropomorphe vêtu d’un costume-cravate.
Publiés dans le journal belge Le Soir, les strips de Geluck ne sont pas aussi bon-enfant que ceux de Garfield. En effet, son héros tient des propos à la fois absurdes, philosophiques et profondément ironiques sur la société. Il faut dire qu’il est en fait un alter ego de l’auteur, permettant à ce dernier d’exprimer, sous couvert d’humour, une vision du monde humaniste, anticléricale, antimilitariste et volontiers provocatrice.
En 1989, Stéphane Colman (né en 1961) et Stephen Desberg (né en 1954), deux auteurs belges, lancent quant à eux la série de bande dessinée Billy the Cat, qui conte les aventures d’un enfant décédé et réincarné en chat. Certes, cette œuvre peut se montrer drôle, mais elle traite surtout de thématiques sérieuses comme la mort, le deuil et l’abandon.
En 2000, les Espagnols Juan Díaz Canales (né en 1972) et Juanjo Guarnido (né en 1967) revisitent pour leur part les codes du film noir avec Blacksad, un polar dans la plus pure tradition du genre. Leur héros, John Blacksad, est un gigantesque chat noir vêtu d’un trench-coat couleur crème. Il évolue dans un univers sombre et réaliste peuplé exclusivement d’animaux anthropomorphes. À travers lui, le duo explore des thèmes comme le racisme, la corruption et la désillusion politique.
On peut ainsi parler de tout à travers les chats, et même de religion. L’auteur français Joann Sfar (né en 1971) en fait la preuve à partir de 2002 avec Le Chat du Rabbin, une série profondément originale qui aborde le judaïsme, la foi et la liberté de pensée dans l’Algérie des années 1930. Le personnage principal est un chat qui se met à parler après avoir avalé le perroquet de son maître, un rabbin d’Alger. Il engage alors avec ce dernier de longs débats spirituels et philosophiques. Mêlant humour, érudition et poésie, Sfar utilise ce personnage comme un alter ego espiègle et lucide de lui-même, un miroir de ses doutes et ses questionnements. L’œuvre rencontre un large succès à la fois auprès du public et de la critique, recevant d’ailleurs plusieurs récompenses.
Au début du 21ème siècle, alors qu’Internet occupe une place grandissante, une nouvelle forme de bande dessinée voit le jour : le webcomic, qui est pensé pour le format numérique et diffusé directement en ligne. Des représentants de la gent féline ne tardent pas à y faire leur apparition. En effet, dans le sillage de Garfield, certains auteurs décident alors d’exploiter à nouveau le potentiel comique des chats, mais dans un style plus réaliste et plus minimaliste. C’est le cas notamment du Britannique Simon Tofield (né en 1971), qui crée en 2008 Simon’s Cat. Cette bande dessinée muette publiée d’abord sur Internet met en scène un gros chat blanc prêt à tout pour obtenir de la nourriture. Elle montre que cet animal reste une source inépuisable d’humour et d’identification, même à l’ère du numérique.
D’autres auteurs vont même jusqu’à raconter le quotidien de leur propre chat, à l’instar par exemple du Belge Serge Baeken (né en 1967). Publiée en 2014, sa bande dessinée Sigar constitue ainsi un hommage drôle et émouvant à son chat noir décédé.
Après plusieurs décennies où la bande dessinée utilisait les chats pour explorer des thématiques matures, profondes, voire difficiles, on pourrait être tenté de voir dans la multiplication de ce genre d’œuvres nettement plus intimistes un retour en arrière. Toutefois, les nouvelles vedettes félines sont des personnages bien différents. Elles ressemblent davantage à de vrais chats, avec leurs mimiques, leur caractère et leurs habitudes, et reflètent l’évolution du regard que la société porte sur les représentants de la gent féline : ils sont désormais perçus comme des êtres dotés d’une personnalité propre, capables d’émouvoir et de faire réfléchir par leur simple présence.