Le chat est très populaire au pays du Soleil-levant depuis son arrivée au 6ème siècle en provenance de Chine, à la même époque que le bouddhisme. Animal de compagnie préféré des Japonais, il s’est au fil des siècles immiscé dans les arts locaux traditionnels.
Il n’est donc pas étonnant qu’il soit présent également dans des créations plus récentes, comme l’illustre par exemple l’importante présence de chats dans des jeux vidéo originaires de l’archipel.
On le retrouve aussi dans les mangas, ces bandes dessinées si reconnaissables qui participent du soft power du pays. Il est en effet un personnage incontournable dans nombre d’entre eux.
Voici 10 mangas qui mettent en avant les différentes facettes de ce personnage très kawaii, précédés d'une rétrospective historique de cette forme d'art et de la place que le chat y occupe.
Le manga tel qu’on le connaît aujourd’hui est un type de bande dessinée qui trouve son essor dans le Japon d’après-guerre, mais son origine est bien plus ancienne. En effet, dès l’ère Nara (710-794), le Japon témoigne d’un grand intérêt pour les procédés narratifs mêlant textes et images. C’est au cours de cette période qu’apparaissent les emaki, c’est-à-dire des enluminures dont les illustrations horizontales peuvent être associées à un texte afin de raconter ensemble une histoire.
Les artistes s’attèlent en priorité à reproduire des œuvres bouddhistes sous cette forme. Le Sutra illustré des Causes et des Effets, qui date de cette époque et raconte la vie du Bouddha, en est une parfaite illustration. Il constitue à ce jour l’emaki le plus ancien qui ait été conservé.
L’inspiration chinoise reste cependant très marquée dans le travail graphique des artistes qui réalisent des emakis. Il faut attendre le 12ème siècle pour que les créateurs japonais s'approprient vraiment ce format et commencent à développer leur propre style.
Toujours sous l’influence d’un bouddhisme en pleine expansion dans l’archipel, les rouleaux qui sont peints font toujours la part belle aux sujets religieux. Toutefois, à partir de la seconde moitié du 12ème siècle, les artistes adoptent progressivement les codes d’un nouveau style émergent, le yamato-e, dont le raffinement et le sens du détail plaisent énormément à l’aristocratie de Heian, l’ancienne capitale du Japon (plus connue aujourd’hui sous le nom de Kyoto).
À partir du 13ème siècle, les sujets se diversifient : aux thèmes religieux se mêlent désormais des représentations romanesques et épiques. En outre, le lien entre le texte et l’image dans l’emaki se resserre, car les auteurs utilisent par exemple des caractères pour ajouter des dialogues dans leurs histoires ou encore pour nommer les personnages présents à l’image. Autrement dit, ces derniers jouent un rôle croissant et « prennent la parole ». Cette tendance s’intensifie encore plus à partir du 15ème siècle : le texte présent sur les rouleaux ne sert alors plus qu’à retranscrire des dialogues, et devient donc le récit à part entière.
Un siècle plus tard, ces œuvres touchent un public de plus en plus large lorsqu’elles comment à être diffusées sous forme de livrets brochés qu’on appelle des nara-ehon.
Au 18ème siècle, les kusa-zôshi succèdent aux nara-ehon. Il s’agit de livres illustrés d’une dizaine de pages qu’à la base on destine principalement aux enfants. Toutefois, ils se mettent par la suite à intéresser des lecteurs plus matures. Ainsi, à partir de 1775 apparaissent des livres de ce type destinés à un public adulte. Nommés kibyoshi, ceux-ci sont reconnaissables à leur couverture jaune et sont parfois considérés comme les premières bandes dessinées pour adulte de la littérature japonaise. Il s’agit principalement de récits satiriques abordant les problèmes de la société japonaise de cette époque.
L’importance des rouleaux peints et des kibyoshi dans l’histoire du manga fait débat chez les historiens, mais ce type d’œuvres souligne néanmoins une alliance de plus en plus marquée entre le texte et l’image ainsi qu’un appétit certain pour ce processus narratif. Celui-ci qui ne fait que s’intensifier lorsque le Japon s’ouvre sur le monde occidental, à partir de 1854 puis de la restauration Meiji (1868).
En effet, dès la seconde moitié du 19ème siècle, la bande dessinée anglo-saxonne commence à influencer les artistes. En 1861, Charles Wirgman (1832-1891), dessinateur anglais travaillant pour l’Illustrated London News, devient correspondant à Yokohama et lance dès l’année suivante le mensuel satirique The Japan Punch dans lequel il publie de nombreuses caricatures. Ce style de revue jusqu’alors inconnu des Japonais influence de nombreux artistes locaux œuvrant comme dessinateurs dans la presse japonaise, dont un certain Rakuten Kitazawa (1876-1955), considéré comme le père du manga.
À partir des années 1890, les comic-strips des journaux américains, ces fameuses bandes dessinées humoristiques en quelques cases, commencent à apparaître dans l’archipel. C’est à cette époque que Kitazawa est recruté dans le magazine publié en anglais Box of Curios pour assister le cartooniste australien Frank A. Nankivell (1869-1959) dans l’élaboration de ses dessins humoristiques. Fasciné par ce type d’œuvres visuelles d’un nouveau genre, il devient en 1902 dessinateur pour Jiji Shimpo, un quotidien japonais, et prend en charge « Jiji Manga », une nouvelle page dédiée aux comic-strips au sein de la revue. C’est la première fois que le mot « manga », qui peut se traduire par « dessin sans but » ou « dessin non abouti », est employé au sens moderne du terme, c’est-à-dire celui de « bande dessinée ».
Le manga naît donc au début du 20ème siècle, mais la montée du totalitarisme dans les années 30 ralentit pour un temps l’émergence du genre. En effet, les artistes sont alors dans l’obligation de mettre leur crayon au service du régime militariste au pouvoir.
Dès 1937, les dessinateurs sont ainsi dans l’obligation d’adhérer à la Shin Nippon Mangaka Kyodai (« Nouvelle Association Japonaise des Dessinateurs »), une institution qui permet au gouvernement de contrôler minutieusement les parutions dans les journaux de l’époque. Plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, les dessins publiés sont uniquement des œuvres de propagande et des caricatures des dirigeants des pays ennemis, comme Churchill et Roosevelt. Puis, alors que le conflit s’éternise, le papier se raréfie au point que les journaux finissent par délaisser partiellement les dessins.
Il faut donc attendre la fin des hostilités pour que les artistes japonais, libérés de l’influence ultranationaliste et promilitariste du Japon impérial, puissent enfin raconter ce dont ils ont envie à travers leurs dessins. L’abolition de toute forme de censure dans les arts grâce à l’article 21 de la Constitution adoptée en 1947 (et toujours en vigueur de nos jours) leur permet alors d’explorer de nouvelles possibilités, tant en ce qui concerne les thèmes de leurs histoires que la personnalité des héros et héroïnes qu’ils mettent en scène.
Parmi les mangakas (auteurs de mangas) qui font leurs débuts à cette période, deux d’entre eux profitent grandement de cette nouvelle liberté créatrice et sortent du lot : un homme, Osamu Tezuka (1928-1989), et une femme, Machiko Hasegawa (1920-1992), auteurs respectifs d’Astro Boy et de Sazae-San, deux œuvres fondamentales du manga de l’après-guerre.
Osamu Tezuka crée en 1951 le personnage d’Astro Boy, un jeune garçon androïde au grand cœur. Si le succès est au rendez-vous (l’œuvre est publiée jusqu’en 1968, et compte un total de 23 volumes), c’est en grande partie parce qu’avec sa bonté d’âme, sa compassion et son empathie, Astro Boy est un modèle masculin bien différent de celui encouragé par les autorités japonaises avant la guerre. Avec son personnage, Tezuka définit presque à lui seul les valeurs et les grandes lignes qui seront celles des héros des shonen, les mangas visant en particulier un public masculin et jeune.
Quant à Machiko Hasegawa, elle commence à dessiner le manga Sazae-San en 1946, et continue de le faire jusqu’en 1974. Celui-ci raconte le quotidien de la famille Isono dans le Japon de l’après-guerre en se focalisant sur Sazae, la mère de famille. Comme pour Astro Boy, c’est l’image renvoyée par le personnage principal qui joue pour beaucoup dans le succès de son récit. En effet, Sazae est une femme forte et affirmée, qui n’a pas grand-chose à voir avec la femme soumise et obéissante qui servait de modèle aux Japonaises avant la guerre.
Une autre particularité de Sazae-San est qu’on y trouve au long des différents épisodes un des tout premiers chats de l’histoire du manga en la personne de Tama, un petit chaton blanc qui porte un collier rouge et déteste les souris.
Le chat a donc très rapidement trouvé sa place dans les mangas, ce qui n’est pas surprenant quand on sait qu’il était déjà bien présent dans les différentes formes d’art pictural japonais.
Les artistes japonais n’ont pas attendu les mangas pour s’intéresser aux chats. En effet, dès l’ère Edo (1603-1868), le petit félin devient l’une des figures récurrentes de l’ukiyo-e, un mouvement artistique dans lequel des scènes de la vie courante sont représentées dans des estampes réalisées sur du bois. La bourgeoisie émergente de cette époque affiche en effet une certaine prédilection pour certains sujets du quotidien comme les femmes, les combats de sumo, la nature, le théâtre japonais ou encore les animaux, dont bien sûr les chats.
Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), l’un des grands maîtres de l’ukiyo-e, est un grand amoureux des petits félins, et les intègre dès qu’il le peut dans ses œuvres. Il s’intéresse tout particulièrement à leur anatomie et à leurs mouvements, comme on le voit par exemple dans Quatre chats dans des positions différentes (1861), une de ses plus célèbres estampes. D’autres grands artistes de cette période témoignent eux aussi d’un grand intérêt pour cet animal : c’est le cas par exemple de Kitawaga Utumaro (env. 1753-1806), qui les représente notamment en compagnie de courtisanes, ou encore de Utagawa Kunisada (1786-1865), un autre maître de l’ukiyo-e, qui aime en faire figurer dans ses portraits de jolies femmes.
Entre 1842 et 1846, pour contourner une nouvelle forme de censure très stricte qui interdit la représentation de certaines personnes (les courtisanes, les geishas, les acteurs de théâtre…), les chats sont souvent utilisés dans l’ukiyo-e pour personnifier et même caricaturer les humains qu’on ne peut pas inclure dans les estampes. Cette tendance a d’ailleurs marqué durablement l’art japonais, puisqu’on la retrouve encore aujourd’hui dans les mangas et les dessins animés. Elle est par exemple au centre du film d’animation Le Royaume des chats (2002), réalisé par Hiroyuki Morita et produit par les studios Ghibli, dans lequel une jeune lycéenne se rend dans un royaume peuplé de chats anthropomorphes qui se comportent comme des aristocrates.
Si le chat est présent dans un manga populaire dès 1946 grâce au personnage de Tama dans Sazae-San, il faut attendre encore plusieurs décennies avant qu’il soit lui-même le héros d’un tel ouvrage. C’est chose faite à partir de 1969 grâce à Doraemon, créé par Motoo Abiko (1934-2022) et Hiroshi Fujimoto (1933-1996), plus connus sous le pseudonyme commun de Fujiko Fujio.
Leur oeuvre conte les aventures du personnage éponyme, un chat-robot ayant voyagé dans le passé afin de venir en aide à Nobita, un garçon qui a peur de tout et ne sait rien faire. Armé de nombreux gadgets, Doraemon se démène pour tâcher d'améliorer les perspectives économiques et sociales de ce jeune homme, car celui-ci n’est autre que l’ancêtre de son maître. Or, les mauvaises décisions prises par Nobita dans la vie l’ont tant endetté que ses descendants continuent des décennies plus tard d’en payer les pots cassés. Toutefois, les interventions rocambolesques de Doraemon ont plutôt tendance à rendre la vie de Nobita encore plus compliquée qu’autre chose...
Publié à partir de 1969 et jusqu’en 1996 par la maison d’édition Shogakukan, ce manga compte en tout 45 volumes et se vend à plus de 100 millions d’exemplaires dans le monde. C’est cependant grâce à ses nombreuses adaptations en dessin animé (dès la sortie du premier tome en 1969) que Doraemon jouit d’une notoriété qui dépasse de loin les frontières de l’archipel nippon. En effet, il demeure aux côtés de Pikachu ou de Mario l’un des personnages japonais les plus connus au monde, et fait l’objet d’un merchandising intensif et ininterrompu.
D’ailleurs, même si le manga est aujourd’hui terminé et que Hiroshi Fujimoto et Motoo Abiko sont décédés respectivement en 1996 et 2022, les aventures de Doraemon se poursuivent à la télévision avec un nouvel anime débuté en 2005, qui approche les 2000 épisodes.
On aurait pu penser que le succès de Doraemon ferait des émules, c’est-à-dire inciterait d’autres mangakas à choisir un chat comme héros de leurs œuvres, mais ce n’est pas le cas. Certes, de nombreux petits félins font leur apparition dans les mangas des années 70, 80 et 90, mais ils occupent généralement un rôle secondaire.
La seule exception notable est Michael, un chat roux qui connaît son quart d’heure de gloire entre 1984 et 1989. Héros de What’s Michael?, manga humoristique en 9 tomes dans lequel les histoires s’enchaînent sans lien entre elles, il s’illustre dans des gags parfois bon enfant, parfois pleins d’humour noir. Toutefois, contrairement par exemple à Doraemon, il n’a pas vraiment d’identité propre : d’un chapitre à l’autre, il peut être un chat domestique comme les autres, côtoyer des yakuzas ou encore devenir un animal anthropomorphe capable de se déplacer à deux pattes et même de danser. Makoto Kobayashi, l’auteur du manga, adapte son personnage au gré de ses envies et pour le plus grand bonheur du lecteur, qui à chaque nouvel épisode ne sait jamais à quoi s’attendre.
Donner le premier rôle à un chat reste toutefois un fait rare à une époque où les lecteurs privilégient les héros humains. Ainsi, à l’exception de Michael, les chats de l’après Doraemon sont cantonnés à des seconds rôles : il s’agit soit de simples animaux de compagnie qui n’interviennent pas directement dans le récit, soit de créatures imaginaires dotées de pouvoirs surnaturels, mais qui ne sont pas au cœur de ce dernier.
C’est le cas par exemple de Luna, Artemis et Diana, un trio de chats apparaissant dans le manga Sailor Moon, publié par Naoko Takeuchi entre 1991 et 1997. Ils sont en effet doués de parole et peuvent conseiller les héroïnes du manga alors qu’elles tentent de protéger la Terre contre les forces du mal.
Il faut dire que dans le folklore japonais, le chat est souvent perçu comme empreint de mysticisme. Cette vision est présente dans de nombreux mangas et tournée en dérision dans Ranma ½, comédie d’action signée Rumiko Takahashi et publiée entre 1987 et 1996. Celle-ci met en scène des experts en arts martiaux condamnés à se transformer en divers animaux au contact de l’eau froide. C’est ainsi que Shampoo, jeune Chinoise aux cheveux bleus qui maîtrise les arts martiaux de son pays d’origine, est capable de se transformer en chatte. Cette transformation tient davantage du ressort comique que d’un véritable intérêt de l’auteur pour ces animaux.
C’est donc sur d’autres supports que les petits félins doivent compter pour obtenir la reconnaissance du public. C’est le cas par exemple d’une certaine Kitty White, plus connue sous le nom de Hello Kitty, un personnage imaginé en 1974 par la styliste japonaise Yujo Shimizu pour les besoins de la compagnie Sanrio. Si la célèbre chatte sans bouche a bel et bien l’apparence d’un personnage de manga et qu’elle est d’ailleurs l’héroïne de deux d’entre eux (Hello Kitty Doki, publié entre 2007 et 2008, ainsi que Hello Kitty Peace, paru en 2008) il s’agit à la base d’un personnage inventé pour vendre des produits de mode, et non d’une héroïne de bandes dessinées. La déclinaison du personnage sur des supports médiatiques intervient seulement dans un second temps (à partir des années 90), et toujours de manière sporadique.
À l’exception de Doraemon et de Michael, les chats n’occupent jamais un rôle central dans les mangas jusqu’à l’aube du 21ème siècle.
C’est à cette époque que les choses changent, c’est-à-dire qu’on voit émerger différentes œuvres dans lesquels ils apparaissent en tant que personnages principaux et surtout tels qu’ils sont réellement, et non de manière anthropomorphique. Il faut dire qu’à travers la diffusion de nombreuses vidéos humoristiques illustrant les frasques quotidiennes des petits félins, Internet (et plus particulièrement YouTube) aide alors à poser un regard nouveau et intrigué sur eux, même de la part de personnes qui ne s’y intéressaient pas vraiment jusqu’alors. Les maisons d’édition ne sont pas indifférentes au phénomène, et donnent alors leur chance à de jeunes mangakas dont les œuvres traitent elles aussi du quotidien des chats.
Écrit et dessiné par Konami Kanata (née en 1958) entre 2004 et 2015, Chi : Une vie de chat est le premier d’entre eux a rencontrer le succès. Contrairement à Doraemon, il ne met donc pas en scène un animal farfelu doté de gadgets ou de pouvoirs magiques, mais simplement une chatonne perdue recueillie par Yohei, un jeune garçon de 5 ans, et sa mère Miwa. On suit donc le quotidien de ce petit animal, qui grandit et mûrit tout au long des 12 tomes du manga. C’est clairement lui le personnage principal, et non les membres de sa famille d’adoption. Ses pensées et miaulements sont en permanence retranscrits par l’auteur, qui ce faisant guide le lecteur et l’aide à comprendre cette héroïne d’un genre nouveau, pour mieux s’y attacher.
Konami Kanata et Chi rencontrent un tel succès que d’autres ne tardent pas à les imiter. Plum un amour de chat (publié en 2008 par Natsumi Hoshino), Chat malgré moi (paru en 2015 et dessiné par Konomi Wagata) ou encore Le chat aux sept vies de Gin Shirakawa (2018) sont autant d’exemples de mangas dont le personnage principal est un petit félin.
En parallèle, les histoires sublimant la relation entre les humains et les chats attirent aussi l’attention du public. Le vieil homme et son chat de Nekomaki (2015), Avec toi de Keiko Nishi (2015) ou encore La gameuse et son chat (2019) de Wataru Nadatani montrent qu’il s’agit-là d’une formule déclinable à l’infinie et pouvant donner lieu à des récits aussi pleins de félinité qu’attachants.